La première fois que j’ai vu Noah, il était affairé à déplacer des orangers sur la véranda de mes futurs beaux-parents. On voyait ses muscles se tendre sous la chemise, je me suis dit : « Il est beau cet homme, de dos. » C’est ma future belle-mère qui nous a présentés : « Noah, le cousin de Simon. » La famille de Simon, mon futur mari, est « éparpillée » dans le monde entier, et comme notre mariage coïncidait avec les 95 ans d’une arrière-grand-mère, il avait décidé de doubler les festivités.
Noah est arrivé dix jours avant. Son sourire soulignait ses pattes-d’oie et il avait un je ne sais quoi de patiné qui me touchait. « Je vous laisse, les enfants. » Très vite on a dépassé les banalités, il y avait un mélange de profondeur et d’hystérie dans nos échanges, entre le bla-bla séduction de cocktail et les confidences de deux personnes qui ont envie de se connaître et tentent de masquer tant bien que mal une attirance réciproque.
On a « disserté » sur la séduction et les postures homme-femme. On a parlé choix de vie [..] Célibataire, il répétait les mêmes scénarios, voués aux mêmes échecs… J’étais à mille lieues de ma peau de future mariée. Ça a déclenché chez moi un éclair de flip qui m’a fait atterrir d’un coup, j’ai saisi un prétexte pour détaler. « C’était quoi tout ça ? » Il me troublait.
Beaucoup. Trop. Je ne le connaissais même pas et, surtout, j’allais me marier. En plus, il était à l’opposé de mon type d’homme. Noah a une carrure de bûcheron, des yeux et des cheveux noirs avec des mains d’ogre. Je me suis réfugiée dans le cellier : « Qu’est-ce qu’il se passe ? » J’avais envie de pleurer et de me terrer dans un coin, et en même temps de hurler de joie sans savoir pourquoi. J’avais changé de pilule et enchaîné deux plaquettes pour ne pas avoir mes règles ; c’était ça : j’étais à fleur de peau à cause des hormones et du stress du mariage. J’ai vécu les heures qui ont suivi en flottant comme sous l’effet d’un gros décalage horaire, j’observais les gens s’agiter dans la maison comme on regarde un film.
Un truc de fou… Quand je pensais à Noah, c’est-à-dire tout le temps, j’avais des bouffées d’angoisse. Je l’ai revu le soir, c’était imparable puisque la propriété des parents de Simon faisait « club de vacances familial ». Impossible de le regarder en face. Il a pris la situation en main : « Si on faisait un tour dehors ? » On a parlé de nos enfances, de nos goûts, de l’appartement dont on rêvait, je m’efforçais d’inclure « Simon et moi » et « nous » dans mes phrases, comme si le prénom de mon futur mari allait faire bouclier à ce qu’il était en train de se produire. J’étais fébrile, je tremblais par 25°C, j’étais terrorisée, tout en me sentant à un moment unique de ma vie, qui ne se reproduirait pas et qu’il ne fallait pas laisser filer.
Nous n’étions pas en train de nous découvrir. Non : nous nous révélions l’un à l’autre. Il a dit : « On est bien ensemble. » Quand il a pris ma main, nos doigts se sont entrecroisés dans une caresse qui nous a semblé habituelle, comme si j’avais toujours eu ses doigts contre les miens. Sa peau non plus ne m’était pas étrangère. On a mis du temps avant de s’embrasser, car nous étions submergés par un besoin compulsif de verbaliser encore et encore ce qu’il nous arrivait, de matérialiser ce que nous ressentions par des mots.
La culpabilité était là aussi… Il fallait que ça sorte, c’était trop, trop intense, trop lourd, trop beau, trop absurde… En une journée, une vie change de cap. Ça met la trouille au ventre. Se parler c’était faire exister le début de notre histoire… et se l’autoriser. C’est avec Noah que je voulais vivre. De retour de balade, j’ai pris de plein fouet la réalité : j’avais 29 ans et je me mariais dans neuf jours. J’ai vécu K-O debout et perdu trois kilos en quarante-huit heures.
Dans mon cerveau, me marier ? Annuler ? Simuler l’appendicite pour filer à l’hôpital ? J’aimais Simon et je n’ai pas cessé de l’aimer du jour au lendemain, d’où la douleur de la situation. Je sais ce qu’on dit sur ces rencontres : qu’il faut être disponible affectivement, qu’il y a des problèmes refoulés dans le couple. Nous n’en avions pas, ni au lit, ni dans la vie. Comment fait-on lorsqu’on doit épouser un homme à qui on n’a rien à reprocher et qu’on sait qu’on va faire sa vie avec un autre ? J’étais au bord du précipice, sans personne à qui me confier.
Pour ne pas me noyer, je n’ai pensé qu’à Simon, pas à la famille ni à la fête. Si j’annulais, il y aurait les 95 ans de l’arrière-grand-mère, ils ne seraient pas venus pour rien…J’ai choisi de me marier et de nous offrir d’aller au bout de notre histoire sans rien abîmer, en sachant que je divorcerais ensuite. Bien sûr que je me suis demandé si je n’étais pas lamentablement lâche, incapable d’assumer, minable. Je pensais : « Vis pleinement les moments avec Simon, comme une manière de lui dire au revoir. » Sauf qu’il l’ignorait… et répétait, fou de joie : « Après-demain, je serai ton mari. Demain… » Violent.
Noah ne m’a pas dit : « J’accepte », ni : « Je comprends. » Il a hoché la tête pendant un long moment, sans me quitter des yeux. Je savais, nous savions qu’on se retrouverait après. Le jour J, lorsque j’ai enfilé ma belle robe de mariée, j’ai fondu en larmes, j’allais vers la fin de mon histoire avec Simon. Une tante m’a tendu un verre de liqueur, et j’ai endossé le rôle. Ma robe était somptueuse : un bustier en soie et dentelle bordé de minuscules plumes, le bas était une grosse meringue avec de petits nœuds relevant les côtés. Cérémonie, dîner… Tout était organisé au cordeau, on nous parlait non-stop, je me suis laissé porter, j’ai assisté à mon mariage plus que je l’ai vécu.
Noah s’est assis loin de notre table. J’ai cessé de le regarder pour ne pas m’effondrer. Le lendemain, il a pris l’avion. Un mois et demi après le mariage, je l’ai rejoint chez lui. Fonctionnaire internationale, je pars souvent à l’étranger pour des missions. Pendant six mois, je les ai enchaînées, avec de brefs retours en France. En fait, je prenais des congés sans solde pour rester avec Noah.
C’était magique, mais quand je pensais à Simon, ça me tordait le ventre. J’avais mal pour lui, même s’il ne savait rien encore. Je fuyais, je n’en suis pas fière, mais je redoutais de lui parler du divorce, et plus j’attendais moins je voyais comment m’y prendre. J’essayais de trouver le moins mauvais moment pour le faire. Il n’y en avait pas.
A l’issue de ces six mois, et donc presque huit mois après le mariage, je lui ai enfin parlé, comme on fonce dans un mur en écrasant la pédale de l’accélérateur, en retenant mon souffle. D’ordinaire expansif, Simon est resté assis sur le bord du canapé en regardant ses mains serrées entre ses genoux, sans tourner les yeux vers moi. J’aurais préféré la colère, des mots qui cinglent comme des baffes, qu’il claque les portes, qu’il hurle que je m’étais foutue de sa gueule. Rien. J’ai fait un geste vers lui, il m’a repoussée et est allé s’enfermer dans notre chambre. Il a tourné la clé.
Plusieurs fois, j’ai frappé. Silence. Sa réaction ne collait tellement pas avec ce qu’il est que j’ai eu peur qu’il fasse une « connerie ». Mais j’entendais le parquet craquer… Il n’est ressorti que le lendemain, pour partir travailler. Je l’ai vu ravagé ; toute ma vie je me souviendrai de ses yeux… Du désespoir. J’aurais préféré la haine. J’étais désemparée. Quels mots pouvaient être à la hauteur ? Avec le recul je pense que je me suis arrangée pour croire que sa déception et sa tristesse s’estomperaient vite, et je n’ai pas mesuré sa souffrance.
Un an après le divorce, avec la famille de Simon – et donc celle de Noah – ce fut la guerre. J’ai tout entendu, de « petite fille pourrie gâtée » à « irresponsable et inconséquente », en passant par : « Tu ne méritais pas Simon. » Et même : « Un seul ne vous suffisait pas, il vous les faut tous ! » Noah aussi s’en est pris plein la figure.
Nous nous sommes mariés en 2010. Surtout pour que nos familles acceptent enfin notre amour, car après douze ans nous restions ceux par qui le malheur était arrivé. On nous toisait sévèrement, comme si notre couple était incestueux, alors que nous n’avions aucun lien familial et qu’on s’aime. Tout simplement. Simon, lui, n’a jamais voulu nous revoir.
Auriez-vous vous trouver une autre alternative ?
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